Charlotte Brown (Alexandrine-Sophie DE BAWR)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris,  sur le Théâtre-Français, le 7 avril 1835.

 

Personnages

 

LE DUC RÉGNANT DE N***

CHARLES, son fils, prince héréditaire

LE COMTE DE RASBERG, grand maréchal du palais

LE COMTE HENRI, son fils

BROWN, tailleur

GOESMANN, domestique du comte Henri

LA COMTESSE DE RASBERG, femme d’Henri

LOUISE, fille du grand maréchal

 

La Scène se passe dans la résidence, chez le comte de Rasberg, grand-maréchal.

 

Le théâtre représente un salon ayant une porte de chaque côté, outre la porte du fond et une cheminée. Table à droite de l’acteur ; fauteuils.

 

 

Scène première

 

GOESMANN, apportant des flambeaux garnis de bougies, qu’il pose sur la cheminée

 

Ah ! reposons-nous un moment.

Il s’assied.

Mes jambes ne peuvent plus me porter. Peste soit de l’idée que nos maîtres ont de donner des bals ! de bouleverser leur hôtel et d’éreinter leurs gens ! Moi, par exemple, qui suis sur pied depuis six heures du matin, et qui m’étais couché à quatre je n’en puis plus... Mais je me dis : Goesmann, tu l’as voulu, mon garçon ! Puisqu’il faut choisir entre les honneurs et le repos pourquoi n’as-tu pas choisi le repos ! Dans ma jeunesse, lorsque je servais de bons bourgeois, qui se couchaient régulièrement à neuf heures du soir, je ne cessais d’envier tous ceux qui portaient la livrée d’un homme de cour. Je ne me possédais pas de joie le jour où je suis parvenu à me placer comme chasseur chez M. le comte de Rasberg, grand maréchal du palais, et favori du duc régnant ; mais Dieu sait que j’ai manqué crever de fatigue à son service ; et depuis quatre ans que je me trouve élevé au rang de premier laquais chez son fils, ma lassitude m’apprend combien je suis monté en grade ; en sorte que, pour peu que je devienne jamais valet-de-chambre, tout sera dit. D’un autre côté, on n’est pas fâché de jouir d’une certaine importance, et lorsque vous servez dans une maison où se trouvent un favori et deux jolies femmes, vous êtes bien traité par tout le monde. Les petites gens m’ôtent leur chapeau, les grands personnages me sourient et m’abordent souvent. L’un veut savoir si l’on parle chez nous de nommer un nouveau chambellan ; l’autre me dit : Goesmann prétend que le prince héréditaire va tous les jours dans votre hôtel ? – C’est vrai. – Est-ce la Comtesse, est ce mademoiselle de Rasberg qui l’attire ? – Je réponds sèchement : Ni l’une, ni l’autre ; Madame la Comtesse aime son mari, et sa belle-sœur est un petit ange de vertu. Voilà ce qui s’appelle gagner ses gages : car, au fond, je pense bien un peu comme ces gens-là, que le prince héréditaire ne vient pas aussi souvent pour voir mon maître ou le grand-maréchal ; mais quand on porte une livrée, quand on appartient à une famille qui...

 

 

Scène II

 

GOESMANN, LA COMTESSE DE RASBERG, LOUISE, entrant toutes deux par une porte de côté

 

LA COMTESSE.

Mon mari est-il sorti, Goesmann ?

GOESMANN.

Non, Madame, M. le Comte est enfermé depuis le dîner dans le cabinet de M. le grand-maréchal avec le baron de Burnheim.

LA COMTESSE.

Dites-lui, quand il sortira, que nous sommes dans ce salon.

GOESMANN.

Oui, Madame.

Il sort.

 

 

Scène III

 

LA COMTESSE, LOUISE

 

LA COMTESSE.

Le baron de Burnheim fait ses visites bien longues !

LOUISE.

Depuis quelque temps on ne voit que lui.

LA COMTESSE, souriant.

Je crois en avoir deviné la raison.

LOUISE, avec dédain.

Pour moi, je ne cherche pas à la connaître.

LA COMTESSE.

Ne trouvez-vous pas le baron aimable ?

LOUISE.

Il m’ennuie.

LA COMTESSE.

Il a pourtant de l’esprit, une figure agréable : il nous aime tous beaucoup.

LOUISE.

Beaucoup trop, beaucoup trop.

LA COMTESSE.

Votre père l’estime. Je l’ai souvent entendu parler de lui, dans des termes qui me feraient désirer, Louise, qu’il ne vous déplût pas autant.

LOUISE.

Ah ! je sais bien qu’ils peuvent avoir des idées, des projets, mais je n’y consentirai jamais.

LA COMTESSE, avec douceur.

Quoi ! même si le comte de Rasberg le voulait ?

LOUISE.

Mon père ne peut pas vouloir ma mort ; et je mourrais, rien n’est plus certain, si je devenais la femme du baron de Burnheim.

LA COMTESSE.

Il ne parviendrait donc jamais à se faire aimer !

LOUISE, d’un air fin.

Ah ! cela n’est plus possible ! Et, d’ailleurs, ce ne serait pas en m’obsédant comme il fait, en me suivant partout, en venant ici, tous les jours, tous les jours...

LA COMTESSE, avec intention.

Mais, il n’est pas le seul qui vienne tous les jours.

LOUISE, baissant les yeux.

Ma sœur, que voulez-vous dire ?

LA COMTESSE, lui prenant la main.

Chère Louise, vous ne m’entendez que trop.

LOUISE.

Eh bien, oui, je ne dissimulerai point avec vous. Mais convenez, Charlotte, qu’il y a bien de la différence entre eux.

LA COMTESSE, sérieusement.

La plus grande, malheureusement, puisque l’un ne peut jamais vous épouser.

LOUISE.

Pourquoi pas.

LA COMTESSE.

Quelle illusion ! Louise, et que de chagrins vous vous préparez !

LOUISE.

Ses intentions sont pures, ma sœur ; car s’il n’obtient pas le consentement de son père, il est décidé à un mariage secret.

LA COMTESSE.

Oh ciel ! pourriez-vous jamais y consentir !

LOUISE.

Nous aimerions bien mieux, sans doute, que cela pût s’arranger autrement ; mais si le duc ne veut pas entendre raison...

LA COMTESSE.

Vous me faites frémir ! Quoi, Louise, vous êtes-vous donc engagée jusqu’à ce point ?

LOUISE.

Mais enfin, ma sœur, le Prince sera maître un jour, et nous pourrons alors déclarer librement notre mariage.

LA COMTESSE.

Un tel espoir peut-il vous abuser ! Que d’événements peuvent vous perdre avant l’arrivée de ce jour ! Un seul mot, alors vos coupables nœuds sont rompus, et le déshonneur devient votre partage.

LOUISE.

Il faudrait pour cela que le Duc parvînt à savoir notre secret.

LA COMTESSE.

Il le saura, n’en doutez pas ; et comptez-vous pour rien, d’ailleurs, la seule crainte de le voir découvert ? Vous ignorez tous les tourments qu’on endure lorsqu’on s’est condamné à vivre sous le voile odieux du mystère ; le trouble, l’effroi, la honte, qu’un mot, un regard, font naître dans votre âme ! Craignant, sans cesse, pour son secret, on redoute tout le monde, on ose à peine lever les yeux, même sur les êtres les plus méprisables. Plus de jour serein, plus de nuit calme ; l’inquiétude est toujours là. Ah ! Louise, ne vous exposez pas à de pareilles douleurs ! croyez-en ma tendresse, croyez-en mes larmes, croyez-en les souffrances que j’endure !

LOUISE.

Ma sœur, que dites-vous ?

LA COMTESSE.

Eh bien ! vous saurez mon secret ; il n’est plus temps de vous rien cacher. Après l’aveu que je vais vous faire, peut-être cesserez-vous de m’aimer, peut-être cesserez-vous de m’appeler ma sœur ! mais s’il vous sauve du piège où l’on veut vous entraîner, je ne me reprocherai pas d’avoir rompu le silence.

LOUISE, avec émotion.

Je vous écoute.

LA COMTESSE.

Je n’étais point née, Louise, pour occuper le rang où votre frère a voulu m’élever. Je dois au mensonge le bonheur d’être la femme d’Henri. Cet oncle qui a pris soin de ma jeunesse, dont nous parlons toujours comme du comte de Brown, ne porte point ce titre ; c’est un simple artisan.

LOUISE.

Qu’entends-je !

LA COMTESSE.

Il me servait de père, et comme il avait gagné une assez grande fortune dans l’état de tailleur qu’il exerce à Eseback, je dus à sa tendresse une éducation, trop brillante, hélas ! puisqu’elle fit naître en moi le dégoût de l’état dans lequel le sort m’avait placée. J’avais dix-huit ans quand votre frère, qui voyageait alors, passa par Eseback. Il me vit et m’aima. Ne voulant pas se faire connaître d’abord, il se logea dans notre maison, et vint chez mon oncle, se disant un jeune artiste qui parcourait l’Allemagne. Pendant trois mois, je le vis tous les jours, et lorsque enfin il m’avoua son secret, lorsqu’il nous fit connaître son véritable nom... il n’était plus temps ; je l’aimais. Ne pouvant jamais être à lui, j’aurais voulu mourir ; car c’est en vain qu’Henri me suppliait de consentir à tromper son père... Non ! le ciel m’est témoin que je n’aurais jamais acheté mon bonheur à ce prix ! Mais, désespéré de mes refus, Henri tomba malade... Je le vis mourant... je cédai !...

LOUISE, se jetant dans les bras de la Comtesse.

Charlotte !...

LA COMTESSE.

Quoi ! vous ne me repoussez pas ! Vous me pardonnez d’être entrée dans votre famille.

LOUISE.

Ne l’honorez-vous pas par vos vertus ! et choisirais-je une autre sœur !

LA COMTESSE, la serrant dans ses bras.

Chère Louise.

LOUISE.

Achevez, achevez ! Je ne puis vous dire à quel point votre récit m’intéresse.

LA COMTESSE.

Par un hasard, que je n’ose appeler heureux, le nom de mon oncle était aussi celui que porte en Allemagne une illustre famille. Je devais d’ailleurs être dotée richement ; votre frère se chargea de tous les tristes détails qui pouvaient assurer le succès de sa ruse. Il écrivit à son père dans les termes les plus pressants ; il me représenta comme une jeune orpheline qu’un oncle, auquel il donna le titre de comte de Brown, avait élevée dans une terre voisine d’Eseback ; et le grand-maréchal, qui depuis longtemps désirait en vain que Henri se mariât, se hâta d’envoyer son consentement.

LOUISE.

Mais votre oncle du moins était dans la confidence ?

LA COMTESSE.

Non, sans doute. Mon oncle n’a point de naissance, mais il a de l’honneur : il fallut le tromper aussi ! Il nous fut aisé de lui faire croire que le comte de Rasberg, tremblant pour les jours de son fils, avait enfin consenti à un mariage aussi disproportionné. Dieu, qu’il m’en a coûté pour mentir à celui qui m’avait tenu lieu de père ! à celui qui m’accablait encore de sa tendresse et de sa bonté ! Dans la joie que lui causait mon bonheur, il voulut que sa fortune presque tout entière devint ma dot. Il possédait un bijou de fort grand prix ; il me contraignit à l’accepter : c’est cette bague ; elle ne m’a jamais quittée.

Elle baise la bague.

LOUISE.

Le brave homme ! je l’aime aussi.

LA COMTESSE.

Enfin, dès que nous fûmes mariés, votre frère m’amena dans cette résidence. L’accueil flatteur que je reçus du Comte, celui qu’on voulut bien me faire à la cour parvinrent à me rassurer un peu ; cependant depuis cinq ans je n’ai pas joui d’un seul jour exempt de crainte. Sans cesse mille dangers nous menacent ; tout m’inquiète ! le nom seul d’Eseback me fait frissonner ; et souvent j’ai prié Henri de nous délivrer de tant d’angoisses en avouant la vérité... mais il me parle aussitôt de nos nœuds rompus, de nos enfants sans nom...

LOUISE, soupirant.

Il dit vrai, ma sœur !

LA COMTESSE.

Je ne puis en douter quand j’observe à quel point le grand-maréchal est fier de sa naissance ; mais peut-être, en nous taisant, ne nous sauverons-nous pas davantage. Le moindre événement peut nous perdre et hâter le moment où nous serons trop justement punis.

LOUISE.

Et vous n’avez pas revu ce bon oncle ?

LA COMTESSE.

Une fois seulement depuis mon mariage, Henri et moi avons pu faire le voyage d’Eseback et passer quelques jours avec lui.

LOUISE.

Il ne parle jamais dans ses lettres de venir vous voir ?

LA COMTESSE.

Jamais. Son pays, sa manière de voir, lui plaisent. Il n’a point quitté son état de tailleur. Il vit heureux, lui !... sans remords.

 

 

Scène IV

 

LA COMTESSE, HENRI, LOUISE

 

HENRI.

Que vois-je ? vous êtes émues toutes deux !

LA COMTESSE.

Elle sait tout, Henri ; et c’est d’aujourd’hui seulement que je viens d’embrasser une sœur.

HENRI.

Elle sait tout !... Louise, notre sort, celui de nos enfants, est maintenant dans vos mains. Vous êtes bien jeune... et...

LOUISE.

Ne craignez rien, mon frère ! je vous prouverai que vous auriez pu vous confier à moi plus tôt. Elle m’a mieux connue que vous, et je l’en remercie.

HENRI.

Pardon, ma bonne Louise ; je voulais simplement vous faire entendre que ce secret est pour vous seule, et que vous ne devez pas le confier, même à celui qui deviendra votre époux.

LOUISE.

Comme personne ne le deviendra !...

HENRI.

Eh bien ! vous vous trompez, Louise, car on vous marie.

LOUISE.

On me marie ! et qui donc peut me marier, s’il vous plaît ?

HENRI.

Mais, mon père apparemment. Au moins vient-il de recevoir très favorablement, devant moi, la demande du baron de Burnheim qui sollicite votre main.

LOUISE.

Et moi, je la lui refuse.

HENRI.

Louise, vous plaisantez !

LOUISE.

Non, vraiment.

HENRI.

Songez qu’une affaire aussi grave ne se traite pas avec légèreté.

LOUISE.

Je parle aussi fort sérieusement.

HENRI.

Et vous désobéirez à mon père ?

LOUISE.

Oui, s’il veut me faire épouser le baron de Burnheim.

HENRI.

J’ai tout lieu de croire qu’il le veut. Je vous dirai même qu’il a plus d’une raison pour le vouloir.

LOUISE.

Il peut en avoir cent. Moi, je n’en ai pas une.

HENRI.

Il faut donc vous avouer qu’il trouve les visites du prince héréditaire trop fréquentes.

LOUISE, troublée.

Il vous en a parlé ?

HENRI.

Plus d’une fois. Ne pouvant fermer sa porte au fils de son souverain, il veut prévenir des soupçons qui pourraient attaquer l’honneur de notre famille.

LOUISE.

Ainsi, vous me sacrifieriez à quelques sots propos ?

HENRI.

Des propos !... J’espère n’en être pas là : qu’on s’en permette sur Louise de Rasberg ! Si jamais vous étiez l’objet...

LA COMTESSE.

Mon ami...

LOUISE, prête à pleurer.

Comme vous me traitez, mon frère !

LA COMTESSE.

Henri, ce n’est pas à nous qu’il appartient d’être si sévères. Votre sœur vous aime, parlez lui doucement.

HENRI, à part.

Elle a raison.

À Louise.

Causons de bonne amitié, Louise. Pourquoi n’éviter aucune occasion de vous trouver avec le prince ? Pourquoi vous entretenir aussi souvent avec lui ? et pourquoi rougir chaque fois qu’il vous approche ? Ne craignez-vous pas de faire croire qu’un sentiment trop tendre...

La Comtesse fait signe à Louise de dissimuler.

LOUISE.

Un sentiment... mon frère, vous savez bien que je rougis toujours.

HENRI, avec intention.

Il est vrai, car vous rougissez maintenant.

LOUISE.

Lorsque le prince me parle, il faut bien que je lui réponde ?

LA COMTESSE.

Mais nous pouvons nous arranger pour le recevoir moins souvent. Louise d’ailleurs peut éviter de se trouver chez moi lorsqu’il y vient.

LOUISE.

Je ferai tout ce qu’on voudra, pourvu que je n’épouse pas le Baron.

HENRI.

Nous parlerons de cela plus tard : il suffit que, pour le présent, vous promettiez de fuir les occasions...

 

 

Scène V

 

LA COMTESSE, HENRI, LOUISE, LE PRINCE CHARLES

 

GOESMANN, annonçant du fond.

Son Altesse, le Prince héréditaire.

LOUISE, bas à Henri.

Faut-il sortir, mon frère ?

HENRI, bas à Louise.

Non, ce serait de l’affectation.

LOUISE, à part.

Ah ! tant mieux !

LE PRINCE.

Mesdames, je vous présente mes respects. Bonjour, Henri. Tout est en désordre dans votre hôtel pour les préparatifs du bal. Je venais vous demander la permission d’amener avec moi le baron de Minden, un charmant danseur que le grand-maréchal a oublié d’inviter.

LA COMTESSE.

Toutes les personnes qu’il plaira à Votre Altesse d’amener seront toujours bien reçues.

LE PRINCE.

Nous danserons ce soir avec un double plaisir. Ne donnez-vous pas ce bal pour fêter le jour de naissance de mademoiselle de Rasberg ?

HENRI.

Oui, mon Prince, Louise aura dix-huit ans ce soir.

LE PRINCE.

Et pourtant il me semble que c’est hier que nous nous réunissions chez ma mère avec d’autres enfants pour jouer à mille petits jeux.

Regardant Louise.

Je n’ai jamais oublié ces soirées.

LOUISE.

Ni moi non plus.

LA COMTESSE.

Le spectacle a-t-il beaucoup amusé Votre Altesse hier soir ?

LE PRINCE, regardant Louise.

Non, je croyais y trouver des personnes qui ne sont point venues.

À la Comtesse.

Puis-je espérer, Comtesse, que vous me ferez l’honneur d’accepter ma main pour ouvrir le bal ?

La Comtesse s’incline.

Et Mlle de Rasberg n’a-t-elle point d’engagement qui me prive du plaisir...

HENRI.

Voici mon père.

 

 

Scène VI

 

LA COMTESSE, HENRI, LOUISE, LE PRINCE, LE COMTE DE RASBERG

 

LE COMTE, au Prince.

J’ignorais, mon Prince, que vous fussiez ici. Je croyais que vous aviez accompagné Son Altesse à la chasse.

LE PRINCE.

Non. Vous savez, mon cher Comte, que je suis peu chasseur. D’ailleurs, mon projet était de voir ces dames avant le bal : c’est un plaisir auquel je sacrifie volontiers tous les autres.

LOUISE, à part.

Comme il est aimable !

LE COMTE.

Quant à moi, je me suis excusé de suivre la chasse, parce qu’il doit s’y trouver deux personnages avec lesquels je ne me soucie nullement de frayer.

LE PRINCE.

Qui donc ?

LE COMTE.

Ces deux Français qui sont arrivés ici la semaine dernière, et que l’on a présentés à la cour très légèrement, selon moi.

LE PRINCE.

Mon père les connaît. Il les dit fort aimables et fort spirituels.

LE COMTE.

Tant pis, tant pis, mon Prince ; voilà les mauvaises raisons que l’on donne pour bouleverser tous les rangs dans la société. Je ne sais pas si ces messieurs sont spirituels, mais je sais qu’ils n’ont aucune naissance ; et dès que de pareilles gens vous ont rencontré une fois, ils se persuadent qu’ils vous connaissent ; cela vous salue, cela vous parle ; toutes choses fort désagréables.

LE PRINCE, riant.

Vous êtes sévère sur cet article, mon cher Comte. Mon père l’est beaucoup moins que vous.

LE COMTE.

Je le sais, mon Prince ; et peut-être est-ce l’unique sujet sur lequel Son Altesse et moi nous différions d’avis. À la vérité, le Duc votre père est placé si haut qu’il peut se permettre bien des choses ; tandis que le chef d’une famille illustre, mais non souveraine, doit vivre esclave de tous les principes, de tous les droits nobiliaires. C’est à nous de les défendre contre ces idées étranges qui circulent maintenant en Europe, et qui tendraient vraiment à placer la bourgeoisie tout près de la noblesse.

LE PRINCE, souriant.

Ne vous fâchez pas, mon cher Comte : personne ici n’est intéressé à vous contredire ; nous pouvons tous fournir nos quartiers.

LE COMTE.

Grâce au ciel, et tant que le nom de Rasberg...

 

 

Scène VII

 

LA COMTESSE, HENRI, LOUISE, LE PRINCE, LE COMTE, GOESMANN

 

GOESMANN, du fond.

Son Altesse descend de voiture et va monter ici.

LE COMTE.

Son Altesse ! venez, Henri.

LE PRINCE, à part.

Mon père par quel hasard ?...

Goesmann sort.

 

 

Scène VIII

 

LOUISE, LA COMTESSE, LE COMTE, LE DUC, LE PRINCE, HENRI

 

LE DUC, au comte.

Vous ne m’attendiez pas, je gage, mon cher Rasberg ?

LE COMTE.

Non, sans doute, Monseigneur ; mais nous n’en sommes pas moins heureux de recevait Votre Altesse.

LE DUC.

J’ai voulu vous surprendre. Comment va notre chère Comtesse et la charmante Louise ?

LA COMTESSE.

Toutes deux à merveille, Monseigneur.

LE DUC, affectant de la surprise.

Ah ! c’est vous, Charles ?

LE PRINCE, embarrassé.

Moi-même, mon père. Je suis venu comme vous...

LE DUC.

Oui, comme moi, voir Rasberg, n’est-ce pas ? C’est que Charles vous aime beaucoup, Maréchal ; il tient cela de famille.

LE COMTE, froidement.

Je suis sensible...

LE DUC.

Il ne tiendrait même qu’à moi d’en concevoir quelque jalousie, car il refuse souvent, très souvent de m’accompagner pour venir chez vous.

HENRI, à part.

Que veut-il dire ?

LE COMTE, à part.

Il a des soupçons...

LE PRINCE.

Mon père...

LE DUC.

Pourquoi vous troubler, Charles. Je conçois parfaitement que vous vous plaisiez ici, que vous y veniez tous les jours.

HENRI, à part.

Il sait tout.

LE COMTE.

Il est vrai, Monseigneur, que le Prince daigne honorer mes enfants et moi de quelque amitié : aussi sa présence ne peut-elle que m’encourager à vous faire une demande qui intéresse ma famille.

LE DUC.

Qu’est-ce donc ?

LE COMTE.

Je désire obtenir le consentement de Votre Altesse pour marier ma fille.

LE PRINCE, à part.

Qu’entends-je ?

LOUISE, à part.

Ô mon Dieu !

LE DUC.

Vous mariez votre fille ?

LE COMTE.

Oui, Monseigneur, le baron de Burnheim me la demande : c’est un parti convenable sous tous les rapports, et je la lui donne.

LE DUC.

Vous la lui donnez ?

LE COMTE.

Je crois que je ne puis mieux faire.

LE PRINCE, à part.

Quel supplice !...

LE DUC, s’adressant à Louise.

Mais, Louise, que dit-elle de ce mariage ?

LE COMTE.

Elle sera trop heureuse de m’obéir.

LE DUC.

Laissez-la répondre. Cette affaire la regarde un peu.

À Louise.

Parlez sans crainte, mon enfant.

LOUISE.

Monseigneur, si mon père ordonne, j’obéirai, mais j’en mourrai.

LE COMTE.

Ô ciel !

LE DUC, au comte.

Il y aurait loin de là, mon cher Rasberg, à se trouver trop heureuse, comme vous le disiez tout à l’heure.

LE COMTE.

Ma fille est encore un enfant, Monseigneur, et...

LE PRINCE, vivement.

Est-ce donc une raison pour la sacrifier ?

LE DUC, sévèrement à son fils.

Charles, de quoi vous mêlez-vous.

À Louise.

Répondez-moi, Louise. Quelle raison vous engage à refuser le baron ? Il est jeune !

LOUISE.

Oui, Monseigneur.

LE DUC.

Aimable ?

LOUISE.

Oui, Monseigneur.

LE DUC.

Riche ?

LOUISE.

Oui, Monseigneur.

LE DUC.

Mais vous ne l’aimez pas, n’est-il pas vrai ?

LOUISE.

Oh ! non, Monseigneur.

LE DUC.

Et l’éloignement que vous avez pour lui ne tiendrait-il pas à une préférence pour tout autre jeune homme de ma cour ?

LOUISE, hésitant.

Non, Monseigneur.

LE DUC.

J’en suis fâché ; car j’avais aussi un protégé, et ce matin même je venais en parler à votre père.

LE PRINCE, à part.

Voilà qui est bien pis !

LOUISE, d’un ton suppliant.

Et bien, Monseigneur, n’en parlez pas.

LE DUC.

Mais, c’est donc le mariage qui vous déplaît ?

LOUISE, prête à pleurer.

Oui, Monseigneur.

LE DUC.

Cela étant, qu’il n’en soit plus question !...

LE COMTE.

Les désirs de Votre Altesse cependant règleront toujours les miens. Je n’ai pris aucun engagement positif avec le baron de Burnheim, et, comme je ne vois que de l’enfantillage dans les idées de ma fille...

LE DUC.

Il se pourrait en effet que le jeune homme auquel je m’intéresse la fit changer de façon de penser. Sa fortune et sa naissance sont beaucoup au-dessus de celles du baron. Il adore Louise, je m’en suis assuré depuis longtemps. Quant à sa personne... c’est un brave garçon. Je ne puis en faire d’autre éloge, puisque c’est mon fils.

LE COMTE.

Qu’entends-je ! Ah ! Monseigneur !

LE PRINCE, se jetant dans les bras du Duc.

Mon père !

TOUS.

Monseigneur !

LE COMTE.

Se peut-il que Votre Altesse daigne honorer ma famille de son alliance ?

LE DUC.

Oui, mon cher Rasberg ; ce projet n’est pas conçu d’aujourd’hui. Je pourrais, je le sais, choisir pour mon fils une femme dans une maison souveraine ; mais je ne serais pas aussi certain de son bonheur. Louise est noble, vertueuse, belle ; je vois en toi mon meilleur ami : – je les marie.

LE PRINCE.

Mon père, je vous dois deux fois la vie.

LE COMTE.

Je suis le plus heureux des hommes !

LOUISE.

Quel bonheur !

LA COMTESSE, levant les mains au ciel.

Pourrons-nous jamais vous chérir assez !

LE DUC, apercevant la bague de la Comtesse.

Que vois-je ! Comtesse, dites-moi, je vous prie, de qui tenez-vous cette bague ?

LA COMTESSE, fort troublée.

De mon oncle, Monseigneur !

LE DUC.

Voulez-vous bien permettre ?

La Comtesse lui donne la bague.

HENRI, bas à la Comtesse.

Rassure-toi.

LE DUC, examinant la bague.

C’est elle-même ! Je crois avoir entendu dire que votre oncle avait des terres dans les environs d’Eseback.

LA COMTESSE, tremblant.

Oui, Monseigneur.

LE DUC, examinant toujours la bague.

La personne à qui je l’ai donnée la lui aura vendue, rien n’est plus simple. Cette bague me rappelle une époque de ma vie.

Il rend la bague.

Mais enfin je suis chez moi, tranquille ; je n’ai plus qu’à songer au mariage de nos enfants, qui se fera, j’espère, le plus tôt possible.

HENRI, à part.

Je respire !

LE DUC.

Rentrons au château, Charles ; nous reviendrons ce soir au bal : mais, Rasberg, je pense qu’il faudrait voir ce pauvre Burnheim.

LE COMTE.

Si Monseigneur le permet, mon fils va l’aller trouver, et je crois qu’il ne peut être assez déraisonnable pour nous en vouloir.

LE DUC.

Fort bien : moi-même je ferai tout pour le consoler du chagrin que nous lui causons. À ce soir. Allons, Charles.

Le Duc sort avec le Prince, le Comte et Henri les suivent.

 

 

Scène IX

 

LA COMTESSE, LOUISE

 

LOUISE, embrassant la Comtesse.

Ah ! ma sœur ! qui l’aurait pensé que tout s’arrangerait et si vite et si bien.

LA COMTESSE.

Je ne puis dire à quel point je suis heureuse de votre bonheur.

LOUISE.

Je vais être sa femme. – Sa femme ! – Maintenant, Charlotte, j’espère que vous n’aurez plus de tristesse, plus d’inquiétude ?

LA COMTESSE.

Plus d’inquiétudes.

LOUISE.

Certainement. À l’avenir, ne serai-je pas là pour vous soutenir, pour vous protéger ? Je voudrais bien que quelqu’un s’avisât de vous chagriner !

LA COMTESSE.

Chère Louise, je sais bien que vous feriez alors tout ce que vous pourriez faire, mais...

LOUISE.

Point de mais. Je ne vous permets plus à présent la moindre crainte, si...

 

 

Scène X

 

LA COMTESSE, LE COMTE, LOUISE

 

LE COMTE, embrassant Louise.

Embrassez-moi, ma fille, et recevez mes félicitations.

LA COMTESSE.

Recevez les miennes, monsieur le Comte.

LE COMTE donne un baiser sur le front à la Comtesse.

Charlotte, pourquoi ne m’appelez-vous jamais mon père ?

LA COMTESSE.

Il me serait pourtant bien doux de vous donner ce nom.

LE COMTE.

Eh bien, donnez-le-moi toujours, je le veux, entendez-vous ? Chaque jour, mon enfant, je m’attache à vous davantage.

LA COMTESSE.

Si vous saviez quelle joie vous me faites éprouver !

LE COMTE.

Tant mieux, tant mieux ; il faut que tout le monde en ait aujourd’hui.

LOUISE.

Ah ! je n’ai pas attendu l’ordre !

LE COMTE.

Aujourd’hui que notre famille reçoit un honneur qu’aucun de nous n’aurait jamais osé espérer ! Ce n’est pourtant pas la première fois, Louise, qu’une maison souveraine s’allie aux Rasberg.

LOUISE, souriant.

Je le sais, mon père.

LE COMTE, à la Comtesse.

Vos enfants, ma fille, porteront un des plus beaux noms de l’Allemagne.

LA COMTESSE, tristement.

Je le sais, monsieur le Comte.

LE COMTE.

Mais m’allier à mon propre souverain ! affermir mon crédit à jamais ! marcher le premier après nos princes ! c’est un bonheur que je ne pouvais attendre, et qui me transporte malgré moi. Quelle joie pour mes amis, pour mes créatures ! quel désespoir pour mes envieux ! Je les vois tous d’ici, et je serai charmé d’observer la mine qu’ils vont faire ce soir... Mais cela me rappelle que l’heure du bal approche. Il faut que j’aille donner mes ordres. Louise, vous n’avez pas encore songé à votre toilette ?

LOUISE.

Mon père, je ne songe à rien : je pleure, je ris, je crois rêver.

LE COMTE.

Non, grâce au ciel ! ce n’est point un rêve : mais allez vite. N’oubliez pas que ce soir vous allez vous trouver l’objet de tous les regards, de tous les hommages.

LOUISE.

Vous verrez si je saurai représenter !

LE COMTE.

Soignez votre parure, je vous prie. Allez, je vais me hâter aussi.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

LOUISE, LA COMTESSE

 

LOUISE.

Comme il est heureux ! pas plus que moi pourtant ! Je voudrais passer cette soirée entière à parler de ma joie, de mes projets pour votre bonheur, Charlotte ; mais le temps presse ; il faut que j’aille me préparer à recevoir tous les hommages.

LA COMTESSE, souriant.

Oui, allez, allez, ma sœur.

Louise sort.

 

 

Scène XII

 

LA COMTESSE

 

Bonne Louise ! je ne doute pas de son cœur ; mais tous ses efforts se briseraient contre l’orgueil de son père, que cette nouvelle alliance va rendre encore plus fier. Non, je ne puis m’abuser. Si jamais j’étais connue... éloignons ces idées. Ne troublons pas ce jour par le pressentiment d’un triste avenir. Jouissons du bonheur de Louise, de celui de Henri... Ah ! le voilà... !

 

 

Scène XIII

 

LA COMTESSE, HENRI

 

LA COMTESSE.

Eh bien ! mon ami, avez-vous joint le Baron ?

HENRI.

Oui, je lui ai tout appris. Il est fort affligé. Il sent bien cependant que nous n’avons aucun tort, et j’espère qu’il restera notre ami. Mais, Charlotte, puisque nous sommes enfin seuls, il faut que je te gronde. Ne prendras-tu jamais sur toi ? et faut-il que la plus légère circonstance te trouble autant que tu l’étais tout à l’heure ?

LA COMTESSE.

La plus légère circonstance ! Quoi, lorsque le Duc a paru reconnaître cette bague ?

HENRI.

Sans doute ; c’était la chose du monde la plus simple.

LA COMTESSE.

Tu dis cela maintenant, Henri ; mais alors tu tremblais toi-même.

HENRI.

Je tremblais que ton émotion ne fût remarquée.

LA COMTESSE.

Eh bien, je n’en suis pas la maîtresse. Songe donc à tout ce que je crains ; songe que je puis me voir honteusement bannie, séparée de toi.

HENRI.

Séparée de moi, Charlotte ! Crois-tu que si l’on te faisait quitter cette maison, je ne suivrais pas ma femme et mes enfants ?

LA COMTESSE.

Je n’en doute pas, Henri ; mais alors j’aurais donc causé ton malheur ; je t’aurais coûté ton rang, ta fortune.

HENRI.

Eh ! que sont tous ces biens auprès du bonheur d’être ensemble ! Avec toi, même au sein de la misère, je bénirais encore mon sort.

LA COMTESSE.

Cher Henri ! tu ne t’es donc jamais repenti ?...

HENRI.

Que dis-tu ? Chaque jour je m’applaudis de l’heureux stratagème auquel je dois notre union. Tu vois s’il était nécessaire. Sois certaine aussi que maintenant il sera toujours ignoré.

LA COMTESSE.

Tu le crois ?

HENRI.

Le passé nous répond de l’avenir. Serait-ce au bout de cinq ans que nous pourrions avoir à craindre ? Eseback est si loin d’ici qu’il est bien rare qu’aucun voyageur en arrive. D’ailleurs, tu n’es sortie qu’à seize ans de la pension où ton oncle te faisait élever ; on ne t’a point connue dans la ville ; notre secret est à jamais en sûreté.

LA COMTESSE.

Que ne puis je te croire ! Que ne puis-je un jour, un seul jour goûter complètement le bonheur que je te dois ! Mais tel est mon sort, Henri, qu’il me faut redouter la présence d’un être que je chéris ! La nuit, quand je sommeille, il m’arrive souvent de songer que mon oncle est ici ; je le vois ! – et l’effroi me réveille. Au milieu des plaisirs, dans nos brillantes réunions, tout-à-coup, il me semble entendre sa voix, je tremble qu’il ne soit là... et pourtant je l’aime, Henri, je l’aime ; c’est mon oncle, c’est mon père !

HENRI.

Bannis ces vaines terreurs : bientôt nous irons le revoir.

LA COMTESSE.

Nous irons, n’est-il pas vrai ?

HENRI.

Dès que le mariage de ma sœur...

GOESMANN, du fond.

On n’entre pas, Monsieur.

BROWN, du dehors.

Vous vous moquez, je crois !

LA COMTESSE.

Ô ciel ! qu’est-ce que j’entends !

HENRI.

Qu’est-ce donc ?

BROWN, du dehors.

Je vous dis que je veux la voir.

LA COMTESSE.

C’est lui !

GOESMANN, du dehors.

Madame la Comtesse n’est pas visible.

LA COMTESSE, à Henri, d’une voix émue.

On lui refuse la porte.

Elle fait un mouvement pour aller de ce côté.

BROWN, du dehors.

Je veux voir ma nièce, mon enfant.

LA COMTESSE se précipite vers la porte.

Laissez entrer.

 

 

Scène XIV

 

HENRI, BROWN, LA COMTESSE, GOESMANN

 

LA COMTESSE, se jetant dans les bras de Brown.

Mon oncle !

HENRI, à Goesmann.

Laissez-nous

Goesmann sort.

 

 

Scène XV

 

HENRI, BROWN, LA COMTESSE

 

BROWN.

Ils voulaient me renvoyer ; moi, qui ne t’ai pas parlé de mon voyage dans mes lettres, pour te ménager une surprise. Bonjour, Henri ; vous ne m’attendiez pas, je pense ?

HENRI, soupirant.

Non, sans doute.

BROWN.

Je ne travaille plus, mes enfants. Ce que j’ai gagné maintenant me suffit ; et j’ai cédé toutes mes pratiques à Franck, mon premier garçon. Dès que mes petites affaires ont été arrangées, j’ai voulu me donner la joie de venir vous embrasser tous les deux... Mais, qu’avez-vous donc ? vous me paraissez tout je ne sais comment ?

HENRI, à part.

Que lui dire ?

LA COMTESSE.

Mon oncle, c’est que...

HENRI.

C’est que...

BROWN.

C’est que... quoi ? – Voyons ?

LA COMTESSE, hésitant.

C’est que nous ne logeons pas seuls ici.

BROWN.

Je le sais bien. Vous êtes chez votre père le comte de Rasberg ; c’est son hôtel que j’ai demandé en entrant dans la ville.

LA COMTESSE.

Et bien... le Comte...

À part.

je me sens mourir.

BROWN.

Achève donc ! Dans quel état je te vois !

HENRI.

Mon oncle, mon cher oncle, je vais vous parler à cœur ouvert.

BROWN.

Tu feras bien, car tout ici me renverse, moi.

HENRI.

Mon père, pour notre malheur, est l’homme le plus fier de sa noblesse que vous puissiez imaginer.

BROWN.

Eh bien, qu’est-ce que tu veux que ça me fasse, ça ?... Ah ! je vois ; tu crains peut-être qu’il ne prenne des tons avec moi, et que je ne m’en trouve humilié ? Pas si bête, mon garçon !

HENRI.

Ce n’est pas cela.

BROWN, avec impatience.

Enfin, qu’est-ce donc ?

HENRI.

Lorsque vous avez comblé tous mes vœux, en m’accordant la main de Charlotte, il n’aurait jamais consenti à mon bonheur, si nous ne l’avions trompé en lui écrivant...

BROWN, inquiet.

Quoi ?...

HENRI, hésitant.

Que votre naissance était égale à la sienne : il vous croit noble, et ne vous connaît que sous le nom du comte de Brown.

BROWN.

Que dites-vous ? Vous m’avez fait jouer rôle aussi infâme ! celui de faussaire !

LA COMTESSE, d’un ton suppliant.

Mon oncle !...

BROWN, à la Comtesse.

Laissez-moi ! De quel droit disposez-vous de l’honneur d’un autre ? Vous m’avez donné un titre ! J’en avais un, c’était celui d’honnête homme, et vous me l’avez fait perdre !

LA COMTESSE.

Au nom du ciel, mon oncle !...

HENRI.

Nous attendions toujours qu’une occasion favorable nous permit de tout avouer.

BROWN.

Je ne l’attendrai pas, moi !...

HENRI.

Ce jour n’est peut-être pas éloigné. Ma sœur épouse le prince héréditaire : assurés de son appui, nous pourrons...

BROWN.

Non ; aujourd’hui, aujourd’hui même, je vais dire toute la vérité.

HENRI, avec désespoir.

Eh bien, à l’instant, notre mariage est rompu : Charlotte est sans nom ; n’aurez-vous pas pitié d’elle ?

BROWN, à la Comtesse.

Et pourquoi en aurais-je pitié. Dis, ta conduite avec moi n’est-elle pas celle d’une ingrate ? Quand ton pauvre père est mort, ne t’ai-je pas apportée chez moi ne t’ai-je pas fait élever ? Je te traitais, je t’aimais comme ma fille, et tu me renies.

LA COMTESSE.

Mon oncle, vous avez raison, et c’est à moi de tout dire ! Ah ! du moins, que l’aveu de ma faute m’obtienne votre pardon.

Montrant Henri.

Je n’ai pu refuser le bonheur d’être sa femme ; je l’aime tant ! Mais que deviendrait ce bonheur, grand Dieu ! si vous me repoussiez, si vous ne m’appeliez plus votre enfant ! vous qui serez toujours, toujours mon père !

BROWN, attendri.

Charlotte ! non, je t’aimais tant que je t’aurais sacrifié tout ce que je possède ; je t’aurais sacrifié mon sang mais ma probité !

LA COMTESSE.

Mon oncle, songez que je vais réparer mes torts, et pour y parvenir, moi-même, je sacrifie tout : Henri, mes enfants, mon bonheur, ma vie !...

BROWN.

Charlotte !

LA COMTESSE.

Un mot, un mot d’amitié ! Mon oncle ?

BROWN, attendri.

Charlotte !

LA COMTESSE.

Ne direz-vous pas que vous me pardonnez ! Ne me rendrez-vous pas votre tendresse ? Je vais parler au Comte ; je vais quitter cette maison : mais que ce soit chez vous que mes enfants et moi nous trouvions un asile !

BROWN, pleurant.

Mon Dieu !... Et bien, faites de moi ce que vous voudrez !

HENRI.

Ah ! mon oncle, vous nous rendez la vie !

BROWN, à la Comtesse.

Embrasse-moi au moins, et ne pleure plus !

LA COMTESSE, se jetant dans ses bras.

Mon oncle !

BROWN.

Mais, avant tout, je vous déclare que je ne veux voir personne ici, et que je vais repartir à l’instant.

HENRI.

La chose est impossible : maintenant que tous nos gens vous ont vu, et savent qui vous êtes, mon père est sans doute instruit de votre arrivée. Que voulez-vous qu’il pense, si vous repartez aussitôt sans le voir.

BROWN.

Sans le voir... Diable ! est-ce qu’il faudra que je le voie ?

LA COMTESSE.

Il me paraît bien difficile de l’éviter.

HENRI.

Il est vrai que nous pouvons partir dès demain tous les trois, sous le prétexte de vous montrer une fort belle maison de campagne que nous avons à quelques lieues de la ville, et vous ne verriez mon père qu’un moment avant notre départ.

BROWN.

Fort bien ; mais enfin, pendant ce moment, il me dira quelque chose.

HENRI.

Il vous parlera vraisemblablement de vos terres qu’il croit situées dans les environs d’Eseback.

BROWN.

Cela m’embarrassera beaucoup.

HENRI.

Il est possible qu’il vous fasse quelques questions sur les seigneurs de votre voisinage.

BROWN.

Oh ! là-dessus, je pourrai répondre aisément, car je les habillais tous.

HENRI.

Ce soir, nous donnons un grand bal où Son Altesse...

BROWN.

Mais ce soir, d’abord, je vais me coucher.

LA COMTESSE.

Il paraîtra fort simple que vous soyez fatigué après une aussi longue route ; et demain, mon oncle, demain, nous serons tout à vous.

HENRI.

Je vais vous faire préparer la chambre voisine, où vous serez très bien.

BROWN.

Ah ! tu sais que je ne suis pas difficile.

HENRI, lui serrant la main.

Je reviens à l’instant, mon cher oncle ; nous vous devons tout !

Il sort.

 

 

Scène XVI

 

BROWN, LA COMTESSE

 

BROWN, regardant sortir Henri.

Il a l’air de t’aimer, au moins.

LA COMTESSE.

Ah ! je ne puis en douter !

BROWN.

Eh ! le pauvre garçon, ce n’est pas sa faute, après tout, s’il est né grand seigneur ! Enfin, il faut espérer que nous nous en tirerons tous ; mais vois-tu, mon enfant, il est bien rare que le mensonge ait une bonne fin.

LA COMTESSE.

Hélas ! qui le sait mieux que moi, mon oncle ? Croyez-vous que mon bonheur ait jamais été calme ? La crainte de voir notre secret découvert, le souvenir de mes torts envers vous, tout ne l’a-t-il pas empoisonné ? Le ciel m’a déjà punie ; croyez-moi, j’ai bien souffert

Baissant la voix.

Aussi, mon oncle, suis-je résolue à cesser de vivre dans une pareille angoisse. Le Duc régnant est bon, généreux, au-dessus de tous préjugés ; je remettrai notre sort dans ses mains. Sa pitié ne me refusera pas des conseils qui règleront ma conduite ; il me guidera, du moins, s’il ne peut me protéger. Ce soir même, au bal, je solliciterai de lui quelques minutes d’entretien secret.

BROWN.

Ton mari consent donc ?...

LA COMTESSE.

Il faut au contraire que mon mari l’ignore ; c’est lui, ce sont nos enfants qu’il s’agit de soustraire à la fureur du grand maréchal. Que ces êtres si chers conservent leur état dans le monde, leur fortune, et peu m’importe le sort qui m’attend. J’aurai fait mon devoir, je vivrai, je mourrai contente. Mais, jusqu’au moment où le Duc saura mon secret, il n’en faut pas moins que vous... ô ciel ! j’entends la voix du Comte ! Que fait donc Henri ?

BROWN.

Sois tranquille, sois tranquille, soutiens-moi un peu seulement.

LA COMTESSE.

Il faut l’appeler : Votre Excellence.

BROWN.

Je sais cela.

 

 

Scène XVII

 

LA COMTESSE, LE COMTE DE RASBERG, BROWN

 

LE COMTE.

J’apprends à l’instant votre arrivée, monsieur le Comte, et quoique je ne puisse vous voir qu’un moment, je n’ai pas voulu retarder ce plaisir.

BROWN.

Votre Excellence me confond.

LE COMTE.

Mon fils a dû vous dire combien nous apprécions tous ici

Montrant Charlotte.

le présent que vous nous avez fait.

LA COMTESSE.

Vous êtes trop bon pour moi, monsieur le Comte.

BROWN.

Il est certain que Charlotte était une bonne fille ; elle doit faire une bonne femme.

LE COMTE.

Ce n’est pas assez dire : Charlotte est le charme de ma famille, l’ornement de la cour...

LA COMTESSE.

Monsieur le Comte, vous me flattez.

LE COMTE.

Non, c’est la vérité ! et je ne puis rien dire, je pense, de plus agréable à votre oncle...

BROWN.

Je ne vous démentirai pas, monsieur le Comte ; quand on dit du bien d’elle on me réjouit.

LE COMTE.

Rien n’est plus naturel. Vous lui avez tenu lieu de père ?

LA COMTESSE, avec attendrissement.

Oui.

LE COMTE.

J’ai toujours été surpris que, n’habitant pas la ville, vous ayez pu lui faire donner tous les talents qu’elle possède.

BROWN.

Oh !... on s’arrange.

LE COMTE.

Sans doute. L’or aplanit toutes les difficultés de ce genre. Votre terre est-elle éloignée de celle d’un baron de Rinsdall, dont je connais beaucoup le neveu.

BROWN, à part.

Voilà que cela se gâte :

Haut.

mais pas mal, pas mal.

LE COMTE.

Le voyez-vous quelquefois ?

BROWN.

Je l’ai vu très souvent.

LE COMTE.

Quel homme est-ce ?

BROWN.

Mais... il est tout juste de ma taille, un peu plus gros pourtant ; il ne porterait pas mes habits.

LE COMTE.

Je parlais de son caractère ?

BROWN.

Il est vif comme la poudre, tout vieux qu’il est ; car il très vieux, le baron de Rinsdall.

LE COMTE.

Sans doute il a fait la guerre de Prusse avec mon père, et ce célèbre comte de Brown qui doit être votre oncle, ou pour le moins votre cousin, s’il est de l’autre branche ; car il y a deux branches de Brown.

BROWN.

Deux ou trois.

LE COMTE.

Oui, si vous comptez les Brown Steinberg ; mais ceux-là ne tiennent à vous que par les femmes.

BROWN.

C’est égal.

LE COMTE.

Vous les reconnaissez ?

BROWN.

Oh ! je les reconnais tous.

À part.

Il sait tout ça bien mieux que moi, par exemple.

 

 

Scène XVIII

 

LA COMTESSE, LE COMTE, BROWN, HENRI

 

HENRI, à part.

Mon père !

Haut à Brown.

Mon oncle, tout est préparé dans votre appartement, si vous désirez vous retirer...

LE COMTE.

Comment, Comte, n’aurons-nous pas le plaisir de vous voir au bal ?

BROWN.

Je remercie bien Votre Excellence ; mais c’est que je suis rendu de fatigue.

LA COMTESSE.

Mon oncle a fait une bien longue route.

HENRI.

Et il a couru toutes les nuits.

LE COMTE.

Je crains qu’ayant autant besoin de vous reposer, les violons ne vous empêchent de dormir.

BROWN.

Oh ! pour cela il n’y a pas de risque.

LE COMTE.

Il est vrai que cette partie de l’hôtel est occupée par la Comtesse, et que tout restera tranquille ici.

BROWN.

Votre Excellence permet donc...

LE COMTE, serrant la main de Brown.

Bonne nuit, cher Comte à demain.

HENRI.

Goesmann !

LA COMTESSE, embrassant Brown.

Adieu, mon oncle, à demain.

HENRI.

Goesmann.

 

 

Scène XIX

 

LA COMTESSE, LE COMTE, BROWN, HENRI, GOESMANN

 

GOESMANN.

Excellence...

HENRI.

Éclairez mon oncle, et sachez s’il a besoin de vos services.

LA COMTESSE, à Brown.

À demain.

BROWN.

Adieu, Charlotte.

Il sort par une porte de côté.

 

 

Scène XX

 

LA COMTESSE, LE COMTE, HENRI

 

HENRI.

Ce bon Comte se trouve un peu dépaysé, lui qui n’a jamais quitté ses terres.

LE COMTE.

J’aime ces hommes qui ont conservé les manières simples de nos anciens nobles ; mais il est temps de descendre, mes enfants : le Duc arrivera de bonne heure.

LA COMTESSE.

Nous attendons Louise.

LE COMTE.

Je l’ai déjà envoyé chercher par la baronne de Dornheim. Elle doit être descendue maintenant. Venez.

LA COMTESSE.

Nous vous suivons, Monsieur.

Le Comte sort.

 

 

Scène XXI

 

LA COMTESSE, HENRI

 

HENRI.

Tout s’est donc bien passé !

LA COMTESSE.

À merveille mais il ne faut pas que cela se renouvelle. Je frémissais à chaque mot.

HENRI.

Demain nous serons délivrés de toutes nos craintes ; mais descendons, Charlotte, pour qu’on ne soupçonne rien.

LA COMTESSE.

Je suis toute tremblante ; je respire à peine et pourtant il faut paraître gaie, tranquille faire les honneurs d’un bal, parler à deux cents personnes ah ! que cela est difficile.

HENRI.

Il le faut ; notre sort dépend de cette journée. Songe à notre amour, à nos enfants.

LA COMTESSE.

Oui, je le pourrai, mon ami. Je vais achever ma toilette, et je te rejoins.

Ils sortent.

 

 

Scène XXII

 

BROWN, ouvrant la porte de côté doucement

 

Il n’y a personne. Oh ! je m’en doutais bien. À présent que j’entends les violons, ils sont tous au bal ; et cet autre qui est allé chercher mon porte-manteau, et qui ne revient pas : il devrait bien penser qu’on a oublié de me donner à souper. Je n’ai mangé ce matin qu’un morceau, très peu de chose, pendant qu’on changeait de chevaux. Je meurs de faim, et je ne pourrai jamais dormir l’estomac creux comme cela. Si je n’étais pas cloué ici, quoique je ne connaisse pas la maison, je saurais bien trouver l’office, mais la crainte de rencontrer quelque figure... Ah ! le voilà.

 

 

Scène XXIII

 

BROWN, GOESMANN, portant un portemanteau

 

BROWN.

Hé ! arrivez donc, arrivez donc !

GOESMANN.

Je demande un million de pardons à Son Excellence ; mais, comme j’allais chercher le portemanteau, on m’a appelé, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, je ne pouvais pas me débarrasser d’eux, car ils ne savent rien faire sans moi... ils sont plus bêtes... Enfin me voilà aux ordres de Votre Excellence, et si elle veut se mettre au lit...

BROWN.

Me mettre au lit !... et souper donc ?

GOESMANN, d’un air surpris.

Ah !...

BROWN, le contrefaisant.

Ah !... c’est bien étonnant, n’est-ce pas, qu’un homme ait faim quand il court la poste depuis quatre heures du matin, et qu’il n’a rien pris de la journée.

GOESMANN pose le porte-manteau sur un fauteuil.

Pardon, c’est un oubli. Votre Excellence permettra donc que je la serve ici ; car les tables sont déjà dressées dans les salles à manger.

BROWN.

Oui, sans doute, là ; un morceau sur le pouce.

GOESMANN.

Je vais aller à l’office.

BROWN.

Le plus tôt possible, si vous le voulez bien.

GOESMANN.

J’apporterai un fruit... un...

BROWN.

Un fruit !... qu’est-ce que vous dites donc là ? cela ne ferait pas mon affaire. Quelque chose de plus solide, je vous en prie.

GOESMANN.

 Un poulet rôti ?

BROWN.

Un poulet ! – À la bonne heure.

GOESMANN.

J’y cours.

Il sort.

 

 

Scène XXIV

 

BROWN

 

Un fruit !... est-ce qu’il se moque de moi, celui-là. – Il me restaurerait bien. – C’est égal ; ça m’amuse de me voir servi comme ça. – Votre Excellence !... – un million de pardons.

Il rit.

Il changerait bien vite de ton s’il savait que je ne suis pas plus comte que lui. Ces gaillards-là, je les connais à fond pour les plus fameux insolents. – Je sais bien comme ils me recevaient quand je les trouvais étendus dans les antichambres. À peine daignaient-ils me regarder. M. le Baron n’y est pas, mon ami, disaient-ils sans se déranger. – Quand pourrais-je le trouver ? – Demain, après demain ; qui sait, revenez, revenez toujours. Et combien de fois fallait-il revenir, surtout quand j’apportais mon mémoire.

 

 

Scène XXV

 

BROWN, GOESMANN, apportant le souper

 

GOESMANN.

J’ai encore fait attendre Votre Excellence bien malgré moi ; mais le chef là-bas ne sait à qui entendre.

BROWN.

C’est bon, c’est bon ; posez tout cela sur cette table. Voilà un poulet qui a une fière mine.

GOESMANN, mettant le couvert.

J’ai apporté aussi une bouteille de vin du Rhin, du plus vieux qui soit en cave.

BROWN.

Vous avez eu là une excellente idée, mon ami. Ah ! je vais donc manger...

Brown s’assied à table. Goesmann prend une serviette et le sert.

Je crois bien qu’aujourd’hui le chef doit être occupé : et vous vous régalez, vous autres ?

GOESMANN.

Non, vraiment. Je puis dire à Votre Excellence que, depuis ce matin, il m’a été impossible de trouver un moment pour manger ou pour boire.

BROWN.

Comment, mon cher ami ? avalez-moi cela.

Il donne à Goesmann un verre de vin qu’il venait de verser pour lui.

GOESMANN, se reculant.

Votre Excellence...

BROWN.

Avalez-moi cela, je vous dis.

GOESMANN.

Puisque Votre Excellence l’ordonne...

Il boit.

BROWN.

Eh bien ! cela soutient son homme, n’est-ce pas ?

GOESMANN, souriant.

Ce n’est pas de celui-là que nous buvons tous les jours. Mais Votre Excellence n’a plus de verre ; je vais...

Il veut sortir.

BROWN.

Non, non ; passez un peu d’eau dans celui-là, et donnez-moi-le tout de suite ; j’ai une soif de diable.

Goesmann rince le verre dans la cheminée, et le lui rend.

C’est cela !

Il boit.

Voilà du vin qui compte... J’en ai bu du bon dans ma vie ; mais je n’en ai jamais bu de meilleur.

GOESMANN.

J’étais bien sûr que Votre Excellence...

BROWN.

Or çà... écoutez : ne m’appelez pas toujours Votre Excellence ; appelez-moi tout simplement monsieur le Comte ; ce sera bien assez comme cela, allez.

GOESMANN.

Je ne puis pas oublier ce que je dois...

BROWN.

Oh ! je ne suis pas fier, moi. Si vous me voyiez là-bas... je cause avec tout le monde... mais il y a une heure que je vous regarde. Tournez-vous donc un peu.

Goesmann se tourne.

BROWN.

Qui diable vous a fait cet habit-là ! Ce n’est pas coupé cela.

GOESMANN.

Nous les portons comme on nous les donne...

BROWN.

Il paraît que vous avez de fiers massacres dans ce pays-ci. Oh ! nous travaillons un peu mieux que cela à Eseback.

Montrant son habit.

Tenez, voilà un habit ; voilà ce que j’appelle un habit... eh bien, tout cela a été coupé en cinq minutes.

GOESMANN, riant.

Avec le morceau que le tailleur met à part : car M. le Comte n’ignore pas que c’est l’usage.

BROWN, à part.

Tiens !... Il sait cela aussi.

Haut.

Sans doute, sans doute ; mais sur cet habit-là on n’a pas fait de levée, j’en suis sûr. Je ne dirai peut-être pas cela de beaucoup d’autres.

Vers la fin de cette scène, Brown parle et mange alternativement.

GOESMANN.

Il fait bon que tout le monde vive.

BROWN.

Et puis, c’est reçu ; ça ne touche pas la probité. Voilà un poulet qui est excellent.

À part.

Ce pauvre diable qui est là debout derrière moi ; ça me gêne.

Haut.

Ne m’avez-vous pas dit que vous étiez sur vos jambes depuis ce matin ?

GOESMANN.

Oui, c’est vrai, monsieur le Comte.

BROWN.

Et bien, faites-moi un plaisir : prenez une chaise et asseyez-vous là-derrière, sans que cela paraisse.

GOESMANN.

Jamais, monsieur le Comte.

BROWN.

Puisque je vous dis que je ne vous regarde seulement pas ; vous m’ôtez l’appétit.

On appelle dans la coulisse : Monsieur Goesmann ! monsieur Goesmann !

Tenez, on vous appelle : allez les aider ; je suis assez grand pour manger tout seul, j’espère.

GOESMANN.

Je reviens à l’instant desservir la table de M. le Comte.

Il sort.

 

 

Scène XXVI

 

BROWN

 

Rien ne presse, rien ne presse. Je vais donc souper tranquillement. Ce gaillard-là qui se tenait planté derrière moi me faisait mettre les morceaux en double.

 

 

Scène XXVII

 

BROWN, LE DUC

 

LE DUC dans le fond du théâtre.

La Comtesse m’a vu quitter le bal ; elle ne doit pas tarder à me suivre.

Apercevant Brown.

Quel est donc ce monsieur qui s’est établi là sans façon ? Ah ! sans doute, cet oncle qu’on m’a dit être arrivé ce soir.

BROWN.

C’est du nectar que ce vin-là.

LE DUC, à Brown.

Je pense m’adresser au comte de Brown.

BROWN, se levant avec précipitation.

À lui-même.

À part.

Encore une excellence.

LE DUC.

Je me félicite de vous rencontrer ici. Votre aimable nièce nous a si souvent parlé de vous.

À part.

Ô ciel ! me trompé-je !

BROWN, à part.

C’est singulier ! il me semble que j’ai vu cette figure-là quelque part.

LE DUC, à part.

C’est Brown, c’est le tailleur d’Eseback ; et la Comtesse veut me parler !...

BROWN.

Il me regarde comme s’il me reconnaissait.

LE DUC, à part.

Éclaircissons ce mystère.

Haut.

Elle vous aime beaucoup, votre nièce.

BROWN.

Je l’aime depuis si longtemps, moi, qu’elle serait bien ingrate...

LE DUC.

Elle était restée orpheline ?

BROWN.

À l’âge de deux ans, Votre Excellence. Je l’ai prise chez moi, et je l’ai fait élever comme ma fille.

LE DUC, à part.

C’est cela. –

Haut.

Aussi, me paraît-il surprenant que vous l’ayez mariée si loin de vous.

BROWN.

Ah ! ce n’est pas ma faute, ça, – c’est elle qui l’a voulu. Sans doute, son mari est un franc et honnête jeune homme ; mais si j’avais arrangé cette affaire-là, nous serions restés chacun chez nous. – Par malheur les jeunes gens s’aimaient ; voyez, ils s’aimaient...

LE DUC.

Je comprends ; – mais, comment le jeune Rasberg a-t-il connu votre nièce ?

BROWN, à part.

S’il entame les questions je suis perdu.

Haut.

C’est à Eseback, Excellence.

LE DUC.

À Eseback, dans la ville ?

BROWN.

Oui.

LE DUC.

Henri nous avait dit pourtant que la chasse l’avait conduit un jour...

BROWN.

Oh ! il chassait peut-être !...

LE DUC.

Dans la ville ?

BROWN.

Non pas dans la ville !

À part.

Maudit souper.

Haut.

C’était peut-être dehors. Henri vous contera tout cela bien mieux que moi.

LE DUC, riant.

Je le crois. – Il nous a déjà conté beaucoup de choses.

BROWN.

Les amoureux ont de la mémoire.

LE DUC.

Je voulais lui parler à Henri d’une affaire que j’aime infiniment mieux traiter avec vous-même.

BROWN, embarrassé.

Je suis bien peu au fait de ce qui se passe ici.

LE DUC.

Ce n’est pas d’ici qu’il s’agit : – c’est une affaire de famille.

BROWN.

De famille ?

À part.

Diable soit de la parenté.

LE DUC.

Vous vivez en froid avec votre cousin, le fils du général ?

BROWN, embarrassé.

Mais, nous ne vivons pas dans une grande intimité.

LE DUC.

Vous lui gardez rancune ?

BROWN.

Moi ? pas du tout, pas du tout !

LE DUC.

Si, si ; je veux vous raccommoder ensemble. Il arrive demain dans cette résidence.

BROWN, effrayé.

Demain.

LE DUC.

 Vous viendrez dîner chez moi, et vous vous embrasserez tous les deux.

BROWN.

Mon Dieu, je ne demanderais pas mieux ; mais, demain, je l’ai dit à ma nièce, je suis obligé de repartir de très bonne heure.

LE DUC.

Vous ne partirez pas.

BROWN.

Ah ! je suis bien sûr que je partirai, par exemple.

À part.

Je ne m’attendais certainement pas à ce cousin-là.

LE DUC.

Vous trouverez des gens de connaissance, qui...

BROWN.

Raison de plus pour partir, pour retourner à Eseback que je n’aurais jamais dû quitter.

À part.

Dans quel guêpier ils m’ont fourré-là !...

 

 

Scène XXVIII

 

BROWN, LE DUC, LA COMTESSE, LOUISE, LE PRINCE, LE COMTE, HENRI

 

LE COMTE.

Voici Son Altesse.

BROWN.

Son Altesse.

LOUISE.

Ah ! Monseigneur, combien nous étions inquiets.

LA COMTESSE, à part.

Ciel ! mon oncle est avec lui

LE DUC, à Louise.

Pourquoi donc, s’il vous plaît ?

LE COMTE.

Ne vous trouvant plus dans aucune des salles du bal...

LE DUC.

La chaleur m’incommodait un peu. J’ai voulu respirer un moment. J’étais bien aise d’ailleurs, Comtesse de faire connaissance avec votre oncle.

LA COMTESSE, à part.

Que pouvait-il lui dire ?

LE DUC.

Nous parlions ensemble d’Eseback : c’est une ville dont j’ai toujours gardé le souvenir ; car j’ai couru dans ses murs les plus grands dangers.

LE COMTE.

Je ne suis donc entré au service de Votre Altesse que depuis lors... puisque je n’ai aucune idée...

LE DUC.

Oui, Rasberg : ceci remonte haut. Il doit y avoir à-peu-près vingt ans aujourd’hui. C’est à l’époque de l’avant-dernière guerre.

LE PRINCE.

Malheureuse guerre, dans laquelle nous avons perdu plus d’une bataille.

LE DUC.

Eh bien, précisément, c’était après une bataille que nous venions de perdre complètement. Dans cette guerre fatale, l’ennemi ne faisait plus de quartier. Ce qui restait de notre armée était en pleine déroute, et chacun ne songeait plus qu’à sauver sa vie. Poursuivi à pied, car mon cheval avait été tué sous moi, je me jetai dans Eseback, où les vainqueurs entraient déjà de tous côtés. Au milieu du désordre qui m’environnait, je sollicitai vainement un asile dans la maison de plusieurs habitants. J’étais perdu, lorsqu’un ‘ un brave homme qui se tenait tranquillement dans sa boutique, en sort, me prend par le bras : Venez, s’écria-t-il, il ne sera pas dit que j’abandonne un compatriote, quand l’ennemi devrait nous tuer tous les deux.

LE COMTE.

L’honnête homme.

BROWN avec la plus grande surprise.

Qu’est-ce que j’entends donc là !

LE DUC.

À ces mots il ferme la porte, il se hâte de me conduire dans un endroit que lui seul connaissait ; et quoique, pendant huit jours que j’y restai, on visitât plus d’une fois les maisons de la ville, il parvint à me soustraire à toutes les recherches. Ce brave homme s’appelait Brown.

LE COMTE.

Brown ?...

LE DUC, lentement, regardant la Comtesse.

Il n’était pas comte ; il n’avait pour toute famille qu’une nièce âgée de trois ou quatre ans, et qui promettait déjà d’être fort belle.

LE COMTE.

Qu’entends-je ?

LE DUC.

Enfin, les dangers étant devenus moins graves, il me conduisit, une nuit, par des chemins détournés, jusqu’aux avant-postes de nos généraux. Ne pouvant jamais m’acquitter avec lui, je portais une bague de prix, je le contraignis à l’accepter comme une marque de mon souvenir... et cette bague, la Comtesse la porte !...

BROWN.

Ah ! Monseigneur !

LE DUC.

C’est son anneau de mariage, Rasberg ! tu ne me dédiras pas.

HENRI et LOUISE.

Mon père !...

LE COMTE.

Ce mariage est nul, de toute nullité.

HENRI.

Que dites-vous ?

LA COMTESSE.

Ah ! monsieur le Comte ! prenez quelque pitié des fils de Henri. Je n’en implore aucune pour moi-même. Disposez de mon sort ; ordonnez, je disparaîtrai. Je mourrai ; mais ces enfants ! ces chers enfants ! ils sont les vôtres... aussi !... Rappelez-vous la joie que vous a fait éprouver leur naissance. Vous leur promettiez le bonheur alors ! Vous devront-ils leur perte et le déshonneur de leur mère ?

LE DUC.

Brown aura des lettres de noblesse ; je me charge de les obtenir de l’Empereur, et le mariage de ta fille et de mon fils...

LE COMTE.

Un événement aussi fatal doit tout rompre, Monseigneur.

LE DUC.

Non, si c’est la comtesse de Rasberg qui conduit sa belle-sœur à l’autel.

LOUISE.

Vous l’entendez, mon père !

LE DUC.

Charlotte est aimée de tout le monde ici : – elle sera notre seconde fille.

LE COMTE.

Ce mot l’ennoblit, Monseigneur. – Embrasse-moi, Charlotte !

LA COMTESSE.

Dieu ! que je suis heureuse !

LOUISE.

Et moi !

BROWN, s’essuyant les yeux.

Et moi donc !

LE DUC.

Convenez, Brown, qu’il est bon de se faire des amis qu’on retrouve dans l’occasion.

BROWN.

Oui, Monseigneur, car nous avions bien besoin de vous pour arranger cette affaire-là.

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